«Là, ça y est, je peux crever.» On a distinctement entendu Louis Nicollin, président du Montpellier Hérault et entrepreneur à succès dans le ramassage des poubelles, sortir celle-là une bonne demi-douzaine de fois, toujours les soirs de succès du club, dans l’euphorie d’une fin de match à l’arraché ou d’un titre. Manière de dire que le sport était non seulement une passion, mais le début et (surtout) la fin de tout. En 2010, il expliquait à Libération se voir aller au paradis «pas en TGV, ni en Concorde, mais tranquille, avec une petite micheline». Au paradis ? «Je fais manger 5 000 personnes en les employant dans mes entreprises. Multipliés par deux plus les gamins, ça fait du monde.»

Louis Nicollin est décédé jeudi, le jour de ses 74 ans, des suites d’un malaise cardiaque. Deux jours après l’un de ses ex-joueurs disparu aussi à la date de son anniversaire, l’ex-attaquant international Stéphane Paille, à 52 ans. L’un et l’autre sont liés dans l’imaginaire des fans de foot : à l’été 1989, Nicollin s’était mis en tête de reconstituer le duo offensif qui avait permis à l’équipe de France Espoirs (aujourd’hui des moins de 21 ans) de devenir championne d’Europe un an auparavant, Paille et un certain Eric Cantona. Le premier brûlait déjà la chandelle par les deux bouts, Cantona était l’un des plus gros caractères jamais vu dans le Landernau mais Nicollin s’en fichait. Ça avait de la gueule.

Et lui s’amusait. Le flop phénoménal qui suivit n’avait pas, au fond, la moindre importance. Un an plus tôt, il avait déjà fait venir au club Carlos Valderrama, un meneur de jeu colombien à la technique et à la vision du jeu extraordinaires mais complètement largué dans le rude contexte de la Ligue 1. Valderrama est resté trois ans. Il a été mauvais trois ans. Nicollin, des années plus tard : «A force, je pense avoir appris à connaître le ballon. Et je n’ai jamais vu personne d’aussi fort que Valderrama ici.» Et Diego Maradona ? Le joueur non, mais l’entraîneur, pourquoi pas ? En 2013, Nicollin fait savoir qu’il pourrait l’attirer sur le banc de son club et les deux parties prendront langue. Pour rire ?
Paternalisme

On peut s’amuser tout en mettant le nez à la fenêtre, des fois que. Historiquement, Nicollin a été l’homme d’une intuition : le foot développe le business. Héritier d’une entreprise de ramassage d’ordures, désormais séparée en deux filiales, la Société méditerranéenne de nettoiement (SMN) et Nicollin SAS, il comprend que le sponsoring d’équipe sportive est un levier pour décrocher des marchés. Il mettra de l’argent dans un nombre invraisemblable de clubs, même s’il privilégiera toujours celui de Montpellier, où il déboule en 1974. On le verra notamment dans le rugby, à l’AS Béziers, ou encore dans le Paris Handball avant que les Qataris ne débarquent dans la capitale.

Cet authentique personnage empruntera ainsi deux voies parallèles, toutes deux sous l’empire d’un paternalisme dont il fut le modèle ultime dans tous les sens du terme, le plus bel exemple ainsi que le dernier. La coulisse : la conquête des marchés publics (avec deux condamnations, fausses factures à Lyon et corruption d’élus à la Réunion) et une culture de l’effort qu’il diffuse à haute dose, emmenant encore jusqu’à récemment ses fils faire le départ de la tournée au dépôt à 4 heures du matin et recyclant dans ses entreprises des joueurs retraités dont il avait jugé l’attitude méritante. La scène : un personnage médiatique au mieux truculent – «je m’en bats les couilles», «on n’est pas des gonzesses» – et au pire vulgaire, bête noire des Chiennes de garde, qualifiant tantôt le milieu de terrain international Benoît Pedretti de «tarlouze» après que celui-ci s'est montré déloyal envers ses propres joueurs.
Anachronisme

Sur scène et en coulisses : des embrouilles et des rabibochages à répétition avec ses «amis» de toujours et notamment le trio infernal Michel Mézy, Bernard Gasset et Robert Nouzaret, successivement virés, repris comme entraîneur, renvoyés encore, repris comme conseiller sportif, replacés comme entraîneur, virés une fois de plus, réinstallés sur le banc une fois de plus… Répétant à l’envi qu’il faisait ce qu’il voulait pour la simple raison qu’il payait, Nicollin n’aimait rien tant que s’engueuler avec ses amis, ce qui permet de souligner une manière d’anachronisme à la froide lumière d’un football contemporain où plus personne ne prend désormais la peine de s’engueuler avec ses ennemis – tout se passe derrière le rideau, les apparences sont sauves. Parfois, Nicollin fait preuve de générosité : l’ex-attaquant camerounais Roger Milla, superstar du Mondial 1990, n’a plus grand-chose quand le président de Montpellier le bombarde «ambassadeur du club» dans les années 2000.

Cette façon de faire à la fois sentimentale et empirique, sans espoir de rentabilité, a très vite semblé contredire l’époque. Mais le foot est ce qu’il est et le Montpellier Hérault décroche le titre de champion de France en 2012 au nez et à la barbe d’un Paris-SG sous mandature qatarie qui, s’il n’avait pas encore fait venir Thiago Silva ou Zlatan Ibrahimovic dans la capitale, avait cependant des moyens sans commune mesure avec ce que Nicollin pouvait mettre à la disposition de son coach, René Girard. Qui se fera virer un an plus tard. Sans un mot de trop, ni comprendre ce qui lui arrivait. Ce titre, le dernier à avoir échappé au Paris-SG avant celui de 2016-2017 arraché par l’internationale monégasque, restera comme une parabole de la trajectoire de Nicollin lui-même. Un témoignage du monde d’avant.

Une survivance d’une époque où les clubs de foot avaient un visage et une voix, alors qu’on va tout droit vers des empilages de sociétés off-shore dirigées par une main invisible. Avant certains entraînements, Nicollin s’installait sur une chaise au bord du terrain et les joueurs faisaient la queue pour lui claquer la bise. Michel Platini, un ami de très longue date que Nicollin avait accueilli alors qu’il était pris dans les histoires de corruption suite à sa candidature pour briguer la tête de la Fédération internationale, a publié un communiqué jeudi : «Je viens d’apprendre la disparition de Louis Nicollin. Louis était mon ami le plus proche dans le football depuis trente ans. Nous avons tout partagé, nos joies, nos peines, nos bonheurs familiaux et nos chemins professionnels. La simplicité de Louis était sa noblesse. J’aimais tout chez cet homme exceptionnel. Je l’aimais tout simplement comme on aime un frère. Une partie de moi vient de disparaître. La vie est tellement injuste lorsqu’elle vous prend des êtres, qui, comme Louis, vous rendent l’existence plus belle. Je voudrais envoyer toute ma force et mon soutien à Colette, son épouse, et à ses fils, Olivier et Laurent.»
Grégory Schneider